Un astre, et puis plus rien ! L’éclair, et ce fut la nuit…

Dans le paysage de la pensée universitaire et de ce qu’il convient d’appeler les « sciences humaines », la trajectoire de René Girard fait figure d’exception mystérieuse. Elle relève presque même de l’énigme tant on a du mal a lui assigner une place qui soit sienne.

La Violence et le Sacré, qui fut publié en 1972 a été largement ignoré au moment de sa sortie par la communauté universitaire. Il semble en effet que ce soit là un ouvrage trop dense pour pouvoir être digéré d’un coup et consommé sur place. Aujourd’hui, près de 50 ans après avoir été écrit, l’oeuvre est toujours lue et jouit d’une renommé quelque peu souterraine, et pour n’être connue que d’un petit nombre, elle n’en compte pas moins de fervents adeptes et de zélés admirateurs.

Il y a à cela plusieurs raisons : René Girard tout d’abord, n’a jamais été un chercheur à opérer en champ clos. Il obtient aux États-Unis un doctorat d’Histoire mais commence par enseigner la littérature, notamment à l’université John Hopkins de Baltimore. C’est d’ailleurs là-bas qu’il organise en 1966 un colloque international resté célèbre où il invite entre autres Jacques Lacan, Roland Barthes, Jacques Derrida, faisant ainsi connaître le structuralisme aux américains. Dans sa pratique d’enseignant, sa curiosité protéiforme, son acuité d’esprit et les liens qu’il voit se dessiner entre des domaines très éloignés les uns des autres le fait fatalement déborder sur d’autres problématiques que celles purement littéraires, qui sont tout d’abord son domaine réservé.

C’est avec une égale passion qu’il défriche le vaste champ de l’anthropologie dont il dévore la très abondante littérature, qu’il aborde la contrée marécageuse du fait religieux au sein des sociétés humaines, lit les textes sacrés et leurs exégèses, passe par les étranges jardins de la psychanalyse en considérant d’un œil sagace leurs formations conceptuelles surréalistes, et qu’il navigue, sans perdre son chemin, sur le vaste océan de la philosophie occidentale.

C’est là sans aucun doute la première raison du silence du monde universitaire à son égard. Ce monde si divisé en domaines étanches, en spécialités compartimentées n’ayant les unes avec les autres que des ponts peu nombreux, regarde tout ce qui contrevient à son ordonnancement étriqué comme inopportun. Ces disciplines se voient chaperonnées chacune par des pontes qui règnent en maîtres jaloux sur des ensembles phraséologiques et prennent part à des controverses qui ne débordent que très peu les frontières du domaine en restant la plupart du temps cloisonnées au cercle fermé de ceux qui entendent quelque chose au jargon. Que quelqu’un en vienne à éclairer ces débats et les restituer pour ce qu’ils sont, des arguties absconses qui tournent en rond repliées sur elles-mêmes, il ne sera certes pas le bienvenu…

Il en est à cet égard de la médecine spécialisée comme des sciences de la nature, comme des sciences de la culture. De même qu’au Moyen-âge la terre était partagée en seigneuries qui n’avaient que peu de rapport les unes aux autres, et qui vivaient pour ainsi dire en vase clos, de même aujourd’hui dans le domaine du savoir, c’est l’étanchéité de la spécialisation qui est de mise et qui est consensuellement admise.

Or, c’est cet ordre plan-plan et routinier, ronronnant et ennuyeux que la tentative de René Girard subvertit. En développant sa thèse de la victime émissaire comme processus primordial de la symbolisation dans les sociétés humaines, c’est le champ entier du savoir qui se voit clarifié et rendu intelligible, dépoussiéré par un soudain grand vent de tout ce que les spécialistes y avaient introduit de complications superflues.

Un exemple entre mille, il est impossible de passer en revue tous les points abordés dans le livre tant il est riche et fécond. Il vous faudra le parcourir et découvrir par vous-même toutes les merveilles qu’il recèle, mais un exemple parmi bien d’autres : Girard s’attache en ce qui concerne la littérature à une lecture renouvelée de la tragédie, cette chose apparue tardivement dans la culture grecque, dans le mouvement de décomposition du religieux et du rituel cérémoniel aux VIème et Vème siècles avant notre ère, principalement à Athènes. Sa thèse de la victime émissaire et de l’unanimité violente le fait jeter une lumière neuve non seulement le texte tragique, ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas, mais aussi la nature même de la tragédie ainsi que sur sa fonction sociale, spectacle ritualisé né sur les décombres d’un religieux en déshérence, s’appuyant sur le mythe tout en le déconstruisant.

Nous connaissons Oedipe, le parricide et l’inceste fameux qui est expulsé de la cité de Thèbes pour expier ses crimes et la libérer de la peste dont il est le responsable. Girard propose une interprétation inédite. Il suggère que le mal réel qui frappe Thèbes est de nature humaine et non surnaturelle. La peste, le Sphinx, ne sont que des élaborations mythiques pour dire la montée dangereuse du niveau de violence intracommunautaire. Cette contagion de la violence qui menace de virer hors de proportion et hors de contrôle et qui fait se dresser chacun contre tous dans la cité, cette chose bien réelle et incontournable dans l’expérience humaine, qui empoisonne tout le monde, qui rend les hommes ingouvernables et change leur vie en cauchemar, demande pour s’apaiser, sans savoir elle-même ce qu’elle demande, une victime. Il faut une victime émissaire, n’importe laquelle. Ils sont tout d’abord trois candidats, trois rivaux mimétiques qui luttent entre eux et se déchirent. Il y a Oedipe, il y a Tirésias et il y a Créon. Leur lutte est incertaine et Girard renverse l’ordre des causalités : Ce n’est pas parce qu’Oedipe est criminel que la ville de Thèbes va mal et souffre de toutes sortes de maux. Ce serait là une lecture psychologisante centrée sur l’idée de culpabilité inconsciente. Le discours mythique sur lequel la tragédie prend appui, occulte la réalité du problème que pourtant il évoque de manière détournée. L’anarchie règne à Thèbes, la violence atteint des degrés où elle menace de devenir incontrôlable et d’exploser littéralement et de faire exploser avec elle la cohésion sociale. Elle ne peut s’apaiser qu’en retombant sur les épaules d’une victime maudite qui expurge pour la communauté toutes ses fautes et il se trouve que dans la tragédie en question, c’est Oedipe la victime. Il n’était pas objectivement criminel, parricide et inceste, pas plus que Tirésias ou que Créon, ou que n’importe qui d’autre, ou bien ils l’étaient tous au même niveau de potentialité. Oedipe l’est devenu, criminel, aux yeux de la communauté et sans doute aussi aux siens propres avant de se les crever. Cela aurait pu aussi bien tomber sur un autre. Oui mais voilà, il en fallait une de victime et ce fut Oedipe. Il y a en la matière un arbitraire éminemment nécessaire ou une nécessité qui se sert du hasard. Ce qui était soupçon, calomnie, diffamation, devient d’un coup vérité officielle sue de tous et Oedipe est maintenant le grand maudit, le grand criminel, dont l’expulsion avec la faute apaise la violence et ressoude la communauté malade dans une cohésion soudaine et unanime, inespérée et miraculeuse. Oedipe est également le grand sauveur.

Les passages consacrés à Oedipe ne sont qu’un des nombreux exemples dans La Violence et le Sacré du renouvellement de la vision quant à de multiples problèmes qu’autorise, qu’implique et que permet cette thèse de la victime émissaire. La violence des sociétés humaines primitives, comme celle de toute communauté en général est l’origine, l’omphalos de toute organisation et de tout ordre social postérieur. La sortie du sacré, c’est-à-dire selon Girard la sortie du chaos primordial indifférencié et l’entrée dans l’ordre proprement humain des choses, des objets, des différences, autrement dit le passage du désordre à l’ordre est pris en charge par le religieux primitif qui, à travers le rite et le sacrifice mime l’événement fondateur de la victime émissaire.

Girard prétend sur ce point apporter une réponse à un problème anthropologique resté jusqu’alors sans solution : Celui de la fonction du religieux et celui de la fonction de la religion. La littérature ethnographique regorge littéralement d’observations de toutes sortes, effectuées dans pratiquement toutes les sociétés primitives du monde, mais elle hésite énormément quant à l’interprétation à fournir. La fonction de l’institution religieuse est très mal cernée et souvent renvoyée au concept flou d’imaginaire, fût-il imaginaire collectif.

Girard prétend au contraire rendre à la pleine lumière de son évidence ce fait humain massif : Le religieux a pour objet le mécanisme de la victime émissaire, dit-il. Sa fonction est de perpétuer et de renouveler ce mécanisme, c’est-à-dire de veiller à maintenir la violence hors de la communauté. Le religieux a donc une origine réelle et une fonction des plus éminemment concrète.

Cette théorie est selon l’auteur explicative de la totalité de l’expérience humaine. Il y a certes de quoi, avec cette affirmation, froisser légèrement tous ceux qui depuis des lustres cherchent en université dans leur domaine réservé du savoir sans rien trouver de bien probant, se bornant à être producteur de jargon. Moi aussi je cherche en université : j’ ai perdu mon sac, avec mes affaires dedans. Si quelqu’un le retrouve, qu’il me fasse signe, merci. La théorie de la victime émissaire ne concerne pas seulement les sociétés dites primitives, elle concerne aussi la nôtre et l’analyse que fait Girard du passage des sociétés claniques fondées sur le sang et sur le cycle de la vengeance qu’il s’agit de gérer collectivement aux sociétés fondées sur le droit mérite lui aussi qu’on s’y arrête.

Je ne peux malheureusement pas ici, dans les étroites limites de temps et d’espace qui me sont imparties vous dévoiler l’ensemble des richesses de ce monument de la pensée. Tout au plus puis-je vous signaler que dans deux chapitres extrêmement précis au sujet de Freud, Girard se livre à une critique des concepts-clés de la psychanalyse. Complexe d’Oedipe, Inconscient, Refoulement, Identification, Surmoi, etc, sont autant de conceptualisations qui témoignent que Freud a presque touché l’idée de la rivalité mimétique sans jamais parvenir à s’en saisir effectivement. Toutes ces élaborations sont renvoyées à des constructions superflues qui certes cernent vaguement le phénomène central, le pressentent, le devinent, sans toutefois jamais parvenir à le circonscrire.

Suit un renversement assez étonnant de l’ordre du mérite des ouvrages de Freud. Girard voit dans Totem et Tabou (1913) la tentative la plus audacieuse, et celle qui passe le plus près du succès intellectuel, alors que l’ensemble de la communauté psychanalytique ne retient de cet ouvrage du père fondateur qu’une divagation sans intérêt, un archaïsme de la pensée, quelque chose à gommer, à oublier, à refouler dirions-nous si nous avions la malice de retourner un concept commode contre ceux qui s’en servent le plus souvent. Gardiens du temple fâchés et garants de l’orthodoxie en alerte ne feront certes pas de publicité à l’auteur et se garderont de faire connaître ses vues…

Tout ceci est fort intéressant, n’est-ce pas ? D’un point de vue théorique, il se peut que ça éclaire pas mal de choses sur des domaines variés, mais qu’est-ce que cela a à voir avec nous exactement, qu’est-ce que tout cela a à nous dire sur notre monde ? Qu’est-ce que cela peut nous apprendre sur notre civilisation, qui va on ne sait trop où ? Nous qui depuis pas mal de temps avons entrepris une sortie du religieux et qui nous trouvons en territoire intellectuel positif, sur le sol de la connaissance objective des choses, ces histoires de sauvages en proie aux terreurs sacrées nous sont certes une récréation, mais on ne voit pas qu’elles puissent nous parler de nous, et encore moins de la profondeur de notre être.

Il est assez savoureux et ironique que cette « connaissance » que nous élevons ainsi au rang de divinité toute puissante ne nous ait pas permis jusqu’à aujourd’hui, d’avoir la moindre intelligibilité des phénomènes culturels pourtant fondamentaux, que décrypte René Girard, pas plus qu’elle ne nous ait permis de jeter une quelconque lumière sur la nature profonde de nos comportements, en particulier cet énigmatique pouvoir de destruction dont nous sommes porteurs. Cette connaissance est avant tout selon lui mé-connaissance de la source dont elle procède. Elle se pense en opposition au religieux, en sacrifiant au savoir positif et objectif tout ce qui relève du religieux, imitant en ceci au plus près le mécanisme du religieux lui-même et sa pratique sacrificielle fondamentale : la victime émissaire.

L’état de crise, et de crise permanente où semble être arrivée notre civilisation ressemble en trop de points à ce que Girard observe sous le nom de « crise sacrificielle » dans les sociétés primitives pour ne pas nous laisser entrevoir que quelque chose de fort similaire est entrain de se jouer en ce moment pour nous. Effacement graduel et progressif de toutes les différences, surgissement de doubles monstrueux, phénomènes de possession, perte des frontières entre l’humain et le divin, hubris scientiste, égalitarisme totalitaire, refus de tout ordre transcendant placent les sujets humains dans une position de proximité les uns aux autres, de ressemblance et de rivalité mimétique, qui loin de nous promettre la fraternité universelle que l’on nous vend de force, ne fait que nous amener -et toutes les observations ethnographiques supportent cette manière de voir, vers l’issue fatale et prévisible d’une explosion de la violence interpersonnelle. Cette violence sans mesure et sans objet que nous avions l’orgueil de croire jugulée va faire retour au moment même où nous sommes sur le point, pour la première fois, d’en saisir le sens véritable.

La Violence et le Sacré de René Girard, ça ne se lit pas, ça se dévore comme un festin cannibale. Pour être passé relativement inaperçu lors de sa sortie, il n’en est pas moins une œuvre majeure, une pierre d’angle pour qui désire des instruments conceptuels efficaces permettant de comprendre les forces qui travaillent et pétrissent le monde, hier, demain, aujourd’hui.

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